A n'en pas douter, de par les discours que je tiens, un œil informatique doit être jeté sur mes écrits, peut-être bien par les services d'écoute français, assurément par ceux des américains.
Que les services français m'aient lu me paraît normal puisque, dans plusieurs de mes fictions, j'ai imaginé notre Président de la République dans des situations, il est vrai, plutôt avantageuses pour lui, moi qui aie, il y a peu de temps, écrit un texte à son attention.
Je ne serais pas surpris, également, que les services américains me lisent, vu mes remises en causes continuelles de la domination de notre maître sur notre état, sur notre pays et sur nous, le peuple.
Mais ce maître est bien malade et cette écoute forcenée des textes du monde le montre: un pouvoir puissant n'a que faire de tous les petits écrivaillons qui, de leur chambre, gesticulent et vocifèrent, surtout au vu du faible nombre de leurs lecteurs, de 10 à 1 500 par mois.
De dire cela me met-il en danger sans savoir si il existe vraiment et de quelle sorte il pourrait être?
Mais allons plus loin dans cette façon de réflexion sur ce service d'écoute et la faiblesse constitutive actuelle du pays qui l'abrite, les U.S.A..
En vrai, j'ai grande pitié pour les américains, même pour leurs plus grandes fortunes, tous se retrouverons bientôt nus de tout bien en revivant un far-west et une guerre de sécession plus terrible encore que ceux d'il y a cent cinquante ans.
Alors, imaginons ce que pense celui recueillant de mes textes, des vôtres et de tous ceux écrivant dessus chaque clavier, imaginons comment cela se passe là-bas.
Écartons le rideau, écoutons et voyons...
Ce moindre des employés contemple autour de lui la triste pauvreté de la pensée des chefs.
Amély passe rapidement en emplissant son parfum de ce pur bonheur, sans un regard, craintive, aussi, ici tout le monde a peur, ces chefs sont bêtes mais méchants et se font plaisir de tourmenter l'employé.
Pourquoi faut-il toujours que cette bêtise s'allie de méchanceté?
Pourquoi faut-il que ce ne soient que des niais qui commandent ici.
Voyant et comprenant comment se délite une société sous ses yeux, il comprend d'un coup ce qu'il se passe réellement chez lui.
Lui n'a même plus le choix, comme là-bas en France, d'une attente de fin d'empire, il n'a plus juste que celui de s'armer ou de s'enfuir, il n'a même plus celui de la révolte.
"Viens, traducteur, va en France, la cuisine y est bonne et les femmes jolies."
Lui murmure une petite voix du tréfonds de son âme.
"Ou pars te réfugier dans des réserves indiennes, seuls lieux où encore la paix serait peut-être permise parce que là-bas ce ne sera pas le chacun pour soi et le sauve qui peut."
Mais comprendra-t-il, ce cher traducteur, arrivera-t-il à s'arracher de cette peur tenace qui le fait partir au travail l'angoisse au ventre et le fait trembler chaque fois qu'un chef passe?
Et pourtant il a tout compris, lui, cet amoureux de la langue française, de sa culture, de son histoire et se ruine de vins, de livres et de foies gras.
Et puis, pourra-t-il s'éloigner de ses livres, ses chers livres, ses délectations, sa culture, sa vrai culture?
Il a compris les terribles chemins de traverses, lui qui aime autant son pays, son Amérique, qu'il dévore le foie gras et ses chers et tendres livres, le bon pain français qu'il trouve si loin de sa maison, boit ce vin de fortuné et écoute la musique du temps ancien d'une Europe glorieuse.
Il sait mais ne comprend pas pourquoi ce savoir vient à lui, il ne comprend pas et souffre de son intelligence et se cache.
Alors il reste là et reste silencieux, se tait de crainte et de l'incompréhension des autres, sourit quand il faut, rit plus fort que les autres, mange quand on mange de ce n'importe quoi qui fait gras et fait gros et boit ce café qui n'a plus jamais de nom.
Il se cache à tous en étant devant eux.
Et traduit parce qu'il avait été choisi pour ça, qu'il aime ça et peut-être aussi parce que c'est son rôle, le seul qu'il lui ait été offert, un peu, un tout petit peu d'une reconnaissance, les miettes d'une renaissance.
Mais au plus profond de lui il sait que ce n'est pas sa vie, une voix le lui a dit, cette même voix qui se rit de lui quand il fait ce n'importe quoi, une voix qui est lui en son plus profond de Soi, qui s'est assoupit et se réveille ainsi, qui lui dit qu'il est bien plus que ça.
Lui, ne sachant pas vraiment qui il est, où est son Soi.
Lui, paraissant si discret, évanescent, transparent, furtif, effacé, il lui est même attribué du bête le sobriquet de "bonhomme invisible".
Si tous savaient mais le sait-il lui-même qui réellement il est?
Il ne sait pas encore que de comprendre ouvre les portes et anime les chemins, que le seul futur se trouve au présent quand on en comprend la trame subtile du passé.
Alors, il traduit encore et encore, des notes débiles, des manuscrits sublimes, des pages sans raison en de pure verbiage ou de délicats contenus aux sens lumineux.
Mais de traduire ainsi il sait que son monde est fini à jamais, il l'a lu mainte fois, sa patrie est perdue pour toujours dans un jeu obscur qui enfonce peu à peu son pays dans le puits sans fond des erreurs cumulées...
Alors il ne sait que faire et que dire, continue de traduire, et encore, et encore et de s'oublier ainsi, lui.
Et peine à vaincre sa peur, de l'oublier aussi.
Que faire?
Va-t-il fuir ce prochain désastre comme le firent d'autres, ces cadres des banques déconfites aux semblances de vaillance?
Ou rester là à traduite encore plus de ce que ces grandes oreilles et ces gros yeux globuleux gobent à longueur de temps d'en espionner le monde.
Et d'attendre que ce monde gobe à son tour son pays ruiné de s'être voulu se croire enfin empire lorsque l'autre, le concurrent, était un jour redevenu Russie.
Il remarqua la poussière, la moquette est sale, même la saleté ne craint plus l'Amérique.
"A quoi je sers", se dit-il, "ici, à rien!".
Quittons-le maintenant, laissons cette solitude, cette tristesse, cette brisure, refermons le rideau, partons à pas de loup...
THEURIC